26.
C’était le matin. Froid, transparent, immobile. Il déclara qu’il avait encore besoin de dormir, mais pas avant d’avoir préparé mon petit déjeuner. Je mangeai la bouillie chaude, confectionnée par ses soins, puis nous nous étendîmes ensemble pour dormir.
À son réveil, il me sourit.
— Jonathan, je ne peux pas vous laisser ici. Vous êtes trop malade, vous devez rentrer chez vous.
— Je sais, Azriel. J’aimerais pouvoir m’en préoccuper, mais je ne pense qu’à votre histoire. Elle est là tout entière, n’est-ce pas, sur les cassettes ?
— Oui, en double. Il rit. Vous l’écrirez pour moi lorsque vous serez prêt, Jonathan. Et si vous ne le faites pas, vous la transmettrez à quelqu’un, n’est-ce pas ? Maintenant, je pense que nous devrions nous préparer, pour que je vous reconduise chez vous.
En une heure nous avions terminé nos bagages et nous étions dans la Jeep. Il avait éteint le feu et toutes les bougies dans le bungalow. J’avais encore de la fièvre, mais il m’avait bien emmitouflé à l’arrière pour que je puisse dormir, et je serrais les cassettes entre mes bras.
Il conduisit sans doute à tombeau ouvert, mais je ne peux pas imaginer qu’il ait mis quiconque en danger.
De temps en temps j’ouvrais les yeux, et je roulais un peu sur le côté pour le voir, assis à la place du conducteur, avec sa longue chevelure épaisse ; alors il se retournait à demi pour me sourire.
— Dormez, Jonathan.
Quand nous sommes arrivés devant chez moi, ma femme est accourue pour nous accueillir. Elle m’a aidé à descendre de voiture, et mes deux plus jeunes enfants qui vivent encore à la maison m’ont soutenu jusqu’à ma chambre.
Je craignais qu’Azriel ne parte maintenant pour toujours. Mais il est entré avec nous, traversant la maison d’une façon toute naturelle.
Il a embrassé ma femme sur le front, et chacun de mes enfants.
— Votre mari ne pouvait pas rester là-haut. Terrible orage. Il avait de la fièvre.
— Comment l’avez-vous trouvé ? voulut savoir ma femme.
— J’ai vu la lumière sortir de sa cheminée. Lui et moi avons eu des conversations très sympathiques.
— Où allez-vous ? lui demandai-je, adossé à des oreillers.
— Je ne sais pas.
Il s’approcha du lit. J’étais enfoui sous deux couvertures, et notre petite maison, dont la température était réglée d’après le goût de ma femme, me semblait étouffante, mais j’étais infiniment soulagé d’être chez moi.
— Ne partez pas, Azriel.
— Jonathan, je le dois. Je veux voyager et m’instruire. Je veux voir les choses. Maintenant que je me rappelle tout, je suis en position de vraiment étudier, de vraiment comprendre. Sans mémoire, il ne peut y avoir aucune perspective. Sans amour, il ne peut y avoir aucune appréciation.
Ne vous inquiétez pas pour moi. Je retourne dans les sables d’Irak, je retourne aux ruines de Babylone. J’ai l’étrange impression que Mardouk y est, perdu, sans fidèles, ni sanctuaire, ni temple, et que je pourrais le retrouver. Je ne sais pas. Peut-être est-ce un rêve déraisonnable. Mais tous ceux que j’ai aimés – sauf vous – sont morts.
— Et les hassidim ?
— Je finirai peut-être par les rejoindre. Je vais d’abord voir si cela engendre du bien ou de la peur. Je ne veux plus faire que du bien.
— Je vous dois la vie, et pour moi plus jamais rien ne sera pareil. J’écrirai votre histoire. Et j’ajoutai : À présent, vous savez ce que vous êtes.
— Un fils de Dieu ? dit-il. Il rit. Je l’ignore. Pourtant Zurvan avait raison : il existe un Créateur. Quelque part au-delà de la lumière, j’ai vu la vérité : seuls comptent l’amour et la bonté. Je ne veux plus jamais me laisser submerger par la rage ou la haine. Si je peux vivre en tenant parole. Rappelez-vous : Altashhteth. Ne détruis pas.
Il se pencha et m’embrassa.
— Quand vous écrirez mon histoire, ne craignez pas de m’appeler le Serviteur des Ossements, car je le suis encore. Mais non plus le serviteur des ossements maudit à Babylone par un magicien malfaisant, un grand prêtre ambitieux, ou un roi rêvant de gloire.
Je suis le Serviteur des Ossements qui gisent dans la campagne qu’a décrite Ézéchiel, les ossements de tous nos frères et sœurs humains.
Il prononça en hébreu les paroles d’Ézéchiel.
La main de l’Éternel fut sur moi, et l’Éternel me fit sortir
en esprit, et il me posa au milieu d’une campagne
qui était pleine d’os :
… et voici, ils étaient en fort grand nombre
sur le dessus de cette campagne et ils étaient fort secs.
— Qui sait ? reprit-il. Peut-être l’esprit revivra-t-il un jour en eux ? Ou peut-être le vieux prophète voulait-il seulement dire qu’un jour tous les mystères seraient expliqués, que tous les os seraient vénérés, que tous ceux qui ont vécu connaîtraient la raison pour laquelle nous souffrons en ce monde. Il me regarda et sourit. Peut-être qu’un jour les os de l’homme révéleront l’ADN de Dieu.
Je ne trouvai rien à répondre. Mais je souriais aussi. Et je le laissai poursuivre.
— Je dois avouer, en vous quittant, que je rêve d’un jour où la division entre la vie et la mort n’existera plus, et où nous atteindrons à l’éternité que nous imaginons. Adieu, Jonathan, mon ami. Je vous aime.
C’était il y a un an.
C’est la dernière fois que je lui ai parlé.
Depuis lors je l’ai vu trois fois, dont deux fois aux informations télévisées.
La première fois, il était parmi le personnel médical qui soignait une épidémie de choléra en Amérique du Sud. En simple blouse blanche, il nourrissait des enfants malades. Ses cheveux, ses yeux – impossible de s’y tromper.
La fois suivante, c’était dans un reportage en direct de Jérusalem. Yitzhak Rabin, le Premier ministre d’Israël, avait été assassiné la veille. Azriel, dans la foule, faisait face à la caméra de CNN. Il semblait me regarder dans les yeux.
Le commentateur parlait d’une ville et de tout un pays qui pleuraient leur chef assassiné. Le monde entier pleurait l’homme qui avait voulu la paix avec les Arabes, et qui maintenant était mort.
Azriel fixait la caméra, et la caméra s’attardait sur lui. Muet et songeur, Azriel me regardait droit dans les yeux. Il était sobrement vêtu de noir.
Puis la caméra et le journal télévisé ont repris le cours de l’actualité.
La troisième fois, ce ne fut qu’une fugitive vision. Mais je sus aussitôt que c’était Azriel. Je roulais à vive allure en taxi, dans le centre de New York, naviguant hardiment dans la circulation du début de l’après-midi, et par la vitre j’ai vu Azriel qui marchait dans la rue.
Vêtu avec élégance, il avait l’air d’un prince, avec sa riche chevelure. Il s’est brusquement retourné, comme s’il avait senti mes yeux sur lui, et il a jeté à la ronde un regard intrigué. Mais mon taxi poursuivait sa course. Des camions me bouchaient la vue.
Et, bien sûr, je savais qu’il pouvait me joindre s’il le souhaitait.
Il m’a fallu un an pour préparer ce livre et le publier sous le manteau de l’anonymat, afin de n’être pas chassé de l’université par les quolibets de mes collègues.
La voici donc, l’histoire du Serviteur des Ossements. Le récit de ce qui s’est réellement passé avec la secte du Temple de l’Esprit. L’histoire d’une âme et de ses agonies, de son refus de renoncer, et de sa victoire finale.
Azriel, si vous lisez ce livre et qu’il vous plaise, faites-le-moi savoir. Un coup de téléphone ; un petit mot ; votre présence. Ce que vous voudrez.
J’ai confiance, là où vous êtes, et où que vous soyez, vous êtes à la fois heureux et bon. Et c’est pour vous ce qui compte le plus, j’en suis sûr.
Altashhteth.
FIN.